Le Coronavirus, prétexte pour réfléchir à un nouveau modèle judiciaire axé sur les technologies de l’information
Nous apprenions récemment que les palais de justice, où circulent un grand nombre de personnes sur une base quotidienne, allaient réorganiser leurs activités (1) pour quelque temps, emboîtant ainsi le pas à l’effort collectif de mitigation des risques de transmission de la COVID-19 au Québec.
Parallèlement à la fermeture des écoles, collèges et universités, mesures ordonnées par le gouvernement (2) le 13 mars dernier, l’École du Barreau a, elle aussi, suspendu ses activités jusqu’au 30 mars prochain, inclusivement.
Pour ajouter à la situation déjà exceptionnelle, plusieurs jeunes juristes apprenaient dans les derniers jours que la « Course aux stages » 2020 était reportée à une date indéterminée. (3) (N.D.A. Non, il ne semble pas y avoir d’autres sources que Droit Inc. à ce sujet, malheureusement.)
Les cours étant suspendus et le palais de justice pratiquement fermé, que faire ? Étudier est certainement une bonne option, considérant que les cours de la formation professionnelle du Barreau ne sont pas de tout repos. Or, les récents appels au télétravail de la part de plusieurs intervenants, dont le premier ministre Legault (4), soulèvent des questions pertinentes pour l’appareil judiciaire québécois. Ne serait-il pas enfin temps d’opérer un virage vers un système de justice résolument basé sur les (nouvelles) technologies ?
S’inspirer des meilleures pratiques
La présence physique des individus dans un palais de justice est la raison pour laquelle leur fermeture partielle est aujourd’hui nécessaire. Par contre, cette crise pourrait être le vecteur de changement dont avait besoin le système pour s’adapter à de nouvelles réalités qui ne sont pas si « nouvelles », par ailleurs.
En effet, depuis 1993, les chercheurs du Center for Legal and Court Technology (5), de la William & Mary Law School, en Virginie, s’intéressent aux enjeux entourant l’intégration des nouvelles technologies aux tribunaux. Plus près de nous, au Laboratoire de cyberjustice (6) de l’Université de Montréal, des recherches similaires sont menées depuis 2010. À lire, notamment, le livre A Tale of Cyberjustice: A Modern Approach to Technology in the Canadian Justice System (7), qui vient de paraître. On parle notamment ici de questions entourant :
- La gestion de l’information dans un contexte judiciaire (dossiers, pièces, communication, etc.)
- La résolution en ligne des conflits (N.D.A. Voir à ce sujet la plateforme PARLe (8) )
- L’intégration des technologies aux salles d’audience (Caméras, salle d’audience dématérialisée, témoignage par visioconférence)
Dans la pratique, les « tribunaux 2.0 » pourraient prendre différentes formes. L’un des exemples les plus intéressants est celui du Civil Resolution Tribunal (9) de la Colombie-Britannique qui permet aux justiciables de cette province de régler plusieurs conflits via une plateforme en ligne. Cet exemple a déjà fait l’objet d’un reportage (10), il y aura bientôt deux ans, à l’émission La facture, de Radio-Canada. Pourtant, depuis, bien peu a été fait dans ce domaine au Québec, du moins en matière civile.
Certes plusieurs réflexions sont en cours, et ce depuis plusieurs années (11), mais au-delà de quelques projets (12) plutôt confidentiels, aucune mesure à grande échelle n’a été mise en place en matière civile.
Être créatif et ne rien tenir pour acquis
À quoi pourrait donc ressembler un tribunal faisant appel aux technologies de l’information ? Pour répondre à cette question, il faut avant toute chose comprendre la fonction d’un palais de justice, en matière civile. À sa plus simple expression, le palais de justice est un lieu où le droit est appliqué pour résoudre des conflits entre des individus.
À l’heure actuelle, la présence physique de ces individus est nécessaire pour que soient tranchées les questions soumises aux tribunaux. Cette présence n’est toutefois pas un impératif ; plusieurs projets en ont fait la démonstration. Ainsi, avant même d’accéder au tribunal 2.0, il devrait y avoir une forme de tamisage permettant une classification des conflits. Une autre approche, pour faciliter l’accès à la justice, consiste à détourner les conflits vers d’autres modes de résolutions, la médiation (sous plusieurs formes) en est un exemple.
Dans ce système, fruit de notre imagination, les conflits seraient, dans un premier temps, dirigés vers un mode de résolution approprié, que ce soit vers les modes alternatifs de règlement des différents, vers des modes d’adjudication ex-parte ou encore vers l’adjudication classique, en présence de tous les intervenants.
On pourrait, par exemple, imaginer un formulaire, avec des réponses fermées de type « Oui/Non » dirigeant un justiciable vers une plateforme en ligne. Celui-ci serait alors invité à rédiger un texte, déposer des photographies ou encore des documents sur cette plateforme. Ces documents seraient alors transmis à la partie adverse qui pourrait y répondre. Le tout aboutirait entre les mains d’un juge qui prendrait une décision. Un tel processus n’a rien de nouveau.
Il s’agit de solutions qui pourraient facilement être mises en place, avec un peu de volonté (politique), et qui faciliteraient la vie de tellement de personnes. Considérant les obstacles importants qui empêchent un grand nombre de justiciables d’avoir accès à une forme de justice, l’inaction à cet égard est difficile à tolérer pour un juriste qui croit encore en l’égalité des citoyens face au système.
Aucun aspect du droit n’est intouchable
Voilà ce qui en est pour les conflits de basse intensité, pour reprendre le vocable du professeur Karim Benyekhlef, expliqué ici (13) dans une entrevue à la radiophonique en janvier 2019.
Que faire alors des conflits plus costauds, nécessitant un cheminement classique ? Réponse (de l’auteur) : Atténuer chacune des étapes en les rendant aussi efficaces que possible grâce à l’application des technologies de l’information. Par exemple, dans le tribunal 2.0 :
- Le dépôt numérique des procédures est la règle ; le dépôt sous format papier est l’exception (N.D.A. La réalité rattrape la fiction (14) alors que ce texte est en écriture).
- Les frais de greffe se paient en ligne.
- La gestion de l’instance se déroule sur une plateforme sécurisée, en ligne. Les protocoles y sont préparés par les avocats, soumis au tribunal et analysés automatiquement par le système ; leur modification fait l’objet d’une demande initiée en ligne.
- Les conférences de gestion se tiennent uniquement via des moyens technologiques.
- La preuve est communiquée électroniquement et conservée par le tribunal sur support technologique.
- Les témoins sont entendus par visioconférence la plupart du temps.
Ce ne sont là que quelques propositions, sortant de la tête d’un juriste en quarantaine. Certes, beaucoup de réflexions sont encore nécessaires. La technologie, pour paraphraser plusieurs spécialistes, ne doit pas être appliquée çà et là sans faire preuve de jugement. Ce serait un gaspillage sans nom de ressources. Par contre, ne rien faire semble encore pire.
Un certain activisme ; un activisme certain
L’urgence sanitaire actuelle montre avec éclat que les juristes sont loin d’être les personnes les plus utiles pour endiguer une pandémie. Depuis quelque temps, ce sont plutôt les médecins, les infirmières et les téléphonistes du 811 qui sont en train de sauver le Québec (15). Cette crise cependant, devrait apprendre certaines choses aux juristes.
L’immobilisme et la déférence ne sont plus des solutions. Il faut, pour relever le défi de l’accès à la justice, faire preuve d’une forme certaine d’activisme. Il faut dépasser les préceptes du « nouveau » Code de procédure civile et ne pas hésiter à s’insurger devant des situations structurelles qui donnent à la Justice un caractère mercantile. Des situations qui, au détour, si elles devaient trouver leur origine dans le comportement d’un membre du Barreau, seraient hautement répréhensibles. Pourquoi alors tolérer un désintérêt de l’État dans le système judiciaire, lequel produit les mêmes effets pervers ?
Un colonel un jour disait, dans une rencontre à huis clos : « On vous demande de faire plus avec moins. C’est impossible. Faites mieux. » Toute la bonne volonté des professionnels du monde juridique suffira-t-elle à favoriser l’accès à la justice ? Il faut en douter.
La complexité n’est pas une justification suffisante
Une transition numérique ne se fera pas sans heurts et plusieurs questions complexes demeurent. La seule question de la conservation des données des tribunaux peut nous garder debout encore longtemps !
Où conserver les millions d’octets de données composant les actes de procédure et les éléments de preuve que l’on remettra aux tribunaux sous un format technologique, afin qu’ils demeurent à la fois accessibles et confidentiels ? C’est un défi de taille. Plusieurs questions morales et purement pratiques se posent.
Est-il judicieux de remettre ces données à des tiers (les Microsoft, Amazon et Google de ce monde) ou encore faut-il les conserver dans les palais de justice eux-mêmes ? Au passage, rappelons simplement ici que le palais de justice de Saint-Jean-sur-Richelieu est situé dans un édifice dont la construction fut achevée en 1861 (16). On peut facilement imaginer les défis de l’intégration des TIC dans des bâtiments patrimoniaux de cette nature.
Cependant, la complexité des questions ne devrait pas être une raison pour ne pas agir. La créativité et les efforts de tous et de toute seront nécessaires pour permettre l’accès à la justice et contrer ce mal subtil qui ronge et doucement détruit les fondements de notre société en empêchant l’exercice de droits légitimes.
Non, les juristes ne sont pas des plus utiles en temps de crise sanitaire, mais n’est-il pas leur devoir de travailler en amont, pour prévenir une crise sociale qui pourrait, elle aussi, avoir des répercussions importantes sur la vie des gens ?
Références
- COUR SUPÉRIEURE, COUR DU QUÉBEC, Communiqué – Arrêt partiel des activité judiciaire, 13 mars 2020, en ligne (consulté le 18 mars 2020)
- RADIO-CANADA, Québec annonce la fermeture des écoles, cégeps et universités, 13 mars 2020, en ligne (consulté le 18 mars 2020)
- TISON, FLORENCE, COVID-19: La Course aux stages est annulée!, 12 mars 2020, en ligne (consulté le 18 mars 2020)
- BÉLAIR-CIRINO, MARCO et MYLÈNE CRÊTE, Coronavirus: Legault appelle les Québécois au «sens des responsabilités», Le Devoir, 12 mars 2020, en ligne (consulté le 18 mars 2020)
- Site Web du Center for Legal and Court Technology, en ligne (consulté le 18 mars 2020)
- Site Web du Laboratoire de cyberjustice de l’Université de Montréal, en ligne (consulté le 18 mars 2020)
- LABORATOIRE DE CYBERJUSTICE, A Tale of Cyberjustice: A Modern Approach to Technology in the Canadian Justice System, 2019, Montréal, Quadriscan, en ligne (consulté le 18 mars 2020)
- LABORATOIRE DE CYBERJUSTICE, PARLe, dernière mise à jour le 3 décembre 2019, en ligne (consulté le 18 mars 2020)
- Site Web du Civil Resolution Tribunal, en ligne (consulté le 18 mars 2020)
- RADIO-CANADA, La facture, Émission diffusée le 2 octobre 2018 sur les ondes de Ici Radio-Canada Télé, en ligne (consulté le 18 mars 2020)
- COUR DU QUÉBEC, Document d’orientation sur l’utilisation des visioconférences, 4 février 2015, en ligne (consulté le 18 mars 2020)
- MINISTÈRE DE LA JUSTICE, Avocats participants à la centralisation des urgences en Abitibi-Témiscamingue et au Nord-du-Québec, dernière mise à jour en 2017, en ligne (consulté le 18 mars 2020)
- RADIO-CANADA, Épargner temps et argent grâce à la justice en ligne, hors des tribunaux, Segment de l’émission Les Éclaireurs, Émission diffusée le 8 janvier 2019 sur les ondes de Ici Radio-Canada Première, en ligne (consulté le 18 mars 2020)
- RÉGIE DU LOGEMENT, COVID-19 – Offre de services en ligne, 14 mars 2020, en ligne (consulté le 18 mars 2020)
- BLAIS, ANNABELLE, Le héros des Québécois est un fils d’immigrants qui rêvait de devenir comédien, Le Journal de Montréal, 17 mars 2020, en ligne (consulté le 18 mars 2020)
- BISSON, PIERRE-RICHARD, Palais de justice, 109, rue Saint-Charles, Saint-Jean-sur-Richelieu, 1859-1861, photographié le 9 août 1978, Collection Images d’aménagement, en ligne (consulté le 18 mars 2020)